Les "gilets jaunes" ont "une tendance plus importante que la moyenne à adhérer" aux thèses complotistes
Rudy Reichstadt est spécialiste des thèses complotistes. Selon lui, le partage de fausses nouvelles provient entre autres d’une volonté de se distinguer des autres, de se penser "plus malin que les autres".
"La théorie du complot est une béquille intellectuelle qui vient relier des choses entre elles, de manière abusive évidemment, mais qui donnent du sens là où, auparavant, il n’y en avait pas forcément", estime Rudy Reichstadt, directeur de l’Observatoire du conspirationnisme, samedi 12 janvier.
Partage-t-on plus de fake news au sein du mouvement des gilets jaunes qu’ailleurs ?
Rudy Reichstadt : Ce qu’on a vu sur les réseaux sociaux des "gilets jaunes", c’est que les fakes news, et notamment les fake news complotistes circulaient beaucoup. Selon une étude qu’on a menée le mois dernier avec la Fondation Jean Jaurès et l’IFOP, les gens qui se sentent "gilets jaunes" ont une tendance plus importante que la moyenne à adhérer à ce type d’énoncés complotistes.
On a quelques hypothèses pour l’expliquer. D’abord, le mouvement des "gilets jaunes" est un mouvement qui se construit sur un rapport de défiance très fort au pouvoir, aux discours d’autorité en général. La parole du pouvoir, mais aussi la parole scientifique, la parole des experts, la parole des médias. Donc c’est évidemment compatible avec une vision du monde complotiste dans lequel on nous ment et on cherche à nous manipuler. C’est un mouvement qui est caractérisé par son anti-élitisme, par le rejet de ces paroles d’autorité et des instances qui essaient d’établir les faits.
Y a-t-il un aspect psychologique au partage de thèses complotistes ?
Le complotisme est un discours politique. On cherche, à travers une réalité alternative, à fuir une réalité qu’on juge déplaisante, qu’on ne veut pas assumer, qu’on rejette. Le complotiste, c’est à la fois celui qui dit la vérité est ailleurs, et celui qui dit au réel d’aller se faire voir ailleurs, qui congédie le réel. Quand vous avez une vision du monde qui est contredite par le réel, la tentation est grande de fuir dans la fiction, pour surmonter ce qu’on appelle en psychologie une "dissonance cognitive".
La théorie du complot permet de fuir le réel.
Je crois qu’il y a un autre ressort, c’est cette volonté de se distinguer des autres, de dire "moi je suis plus malin que les autres, à moi on ne me la fait pas, je ne me laisserai pas manipuler, je suis au-dessus de ça". Paradoxalement, c’est lorsqu’on a des gens qui pensent de cette manière-là qu’on est face à des phénomènes de manipulation réelle. Les sites dits "d’information alternative" sont des sites qui manipulent, avec un agenda politique et idéologique très clair.
L’idée au nom de laquelle on est plus malin que les autres, c’est ce que les psychologues sociaux appellent le "besoin d’unicité", c’est le besoin de se sentir unique et de se distinguer des autres. La théorie du complot permet ça. Elle permet de vous sentir une sorte de contre-initié, de contre-élite, qui a accès à une réalité, à une lecture de la réalité qui est supérieure, vous êtes plus clairvoyant que les autres, qui sont d’ailleurs des "moutons", ce vocable-là revient très souvent dans la rhétorique complotisme. L’efficacité de la théorie du complot, c’est l’effet de dévoilement. "Vous croyez que ça s’est passé ainsi, non, on va vous montrer que ça s’est passé différemment." Cet effet de dévoilement produit un plaisir cognitif. Et comme tout plaisir intellectuel, il appelle à sa reconduction et à sa reproduction. On a envie de revivre ça. C’est assez similaire à celui qu’on éprouve à la fin d’une série ou d’un polar : tout d’un coup, tout se met en ordre et on a la clé qui permet de comprendre tout ce qui s’est passé, souvent des événements épars, qui en apparence, ne sont pas reliés entre eux. La théorie du complot est une béquille intellectuelle qui vient relier des choses entre elles, de manière abusive évidemment, mais qui donnent du sens là où, auparavant, il n’y en avait pas forcément.
Il y a une forme de narcissisme qui est souvent associée à la théorie du complot.
On parle aujourd’hui beaucoup des fausses nouvelles, mais y en a-t-il plus aujourd’hui qu’il y a 100 ans ?
C’est très difficile à dire, mais bien sûr, les théories du complot et les fausses nouvelles ont toujours existé. Les fausses nouvelles sont évoquées dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse, donc ce n’est pas un phénomène nouveau. Simplement, internet et les nouveaux médias numérique donnent à ces choses-là des possibilités de se diffuser totalement inédites. Aujourd’hui, on voit déferler des thèses complotistes d’extrême droite, à connotation parfois raciste et antisémite, tout à fait facilement, ce qui n’était pas le cas avant, parce que ces choses-là sont disponibles immédiatement, en deux clics. Évidemment, internet les rend plus visibles, mais en les rendant plus visibles, internet les diffuse aussi plus rapidement, donc ces thèses-là font plus d’adeptes qu’elles n’en faisaient avant, c’est indéniable. Internet démultiplie la capacité à produire des fake news.
Avec internet, les théories du complot sortent du ghetto idéologique dans lequel elles étaient confinées
Faut-il pénaliser les thèses complotistes ?
Une loi a déjà été votée sur la diffusion de fausses nouvelles en période électorale. La question de pénalisation des discours complotistes ne se pose pas, selon moi. De toute façon, ce serait la pire des manières de lutter contre ce sujet. Je pense qu’il faut contre-argumenter. Le fait d’être ébranlé par des arguments complostistes, c’est normal. On n’a pas tous la science infuse, on ne peut pas immédiatement résister à ce discours-là, parce qu’il est très efficace, très séduisant. Donc il faut être patient, prendre du temps pour démonter ces choses-là.
Les théories du complot, sauf lorsqu’elles ont un caractère évidemment négationniste, raciste ou antisémite, auquel cas elles tombent sous le coup de la loi, sont des opinions. On a le droit, en démocratie, de dire des choses contestables et des bêtises. Il n’y a pas de délit d’opinion en France. A mon avis, pénaliser ce type d’opinions, non seulement serait contreproductif, puisqu’on dirait "regardez, vous cherchez à bâillonner ceux qui militent pour la vérité", mais en plus, ce serait la manière la plus lâche de lutter contre ça, parce que ça dispenserait de contre-argumenter.