«Dictionnaire amoureux de l’esprit français» vision de la France d’un étranger
31 janv. 2019interview et vidéo.
Un peu de bonheur et de positivité dans une société française dont certains doutent.
Metin Arditi admire la France et ce qu’elle a apporté au monde. L’écrivain suisse le dit avec passion dans son «Dictionnaire amoureux de l’esprit français». Mais cette grandeur a aussi un prix. Terrible. Epuisant. Et toujours fascinant. Surtout en cette période où la France est l'objet d'une contestation populaire d'une partie de ses citoyennes et de ces citoyens ; les "Gilets Jaunes".
Le bien, nous le faisons ; le mal, c’est la fortune. On a toujours raison, le destin toujours tort.
Metin Arditi aime passionnément Jean de La Fontaine. Et surtout cette fable sur «l’ingratitude et l’injustice des hommes». Son texte, en version intégrale, est l’un de ces joyaux de «l’esprit français» auxquels l’écrivain suisse consacre ces jours-ci un fascinant Dictionnaire amoureux (Ed. Plon/Grasset).
La plongée dans les délices des lettres est immédiate et savoureuse. Molière règne en maître. Jean Giono veille. Le peintre Nicolas Poussin trône en maître de «la réflexion, de la grande beauté et de l’érudition». Hommage d’un romancier à une France condamnée à plaire, aux antipodes de celle des «gilets jaunes» et des colères populaires ? Au contraire…
Vous citez d’emblée, dans votre «Dictionnaire amoureux de l’esprit français», cette phrase de Molière: «Je me demande bien si la plus grande des règles n’est pas de plaire.» L’art de la séduction reste, selon vous, incontournable en France ?
L’obligation historique de plaire est au cœur de l’esprit français et il en découle une obligation de théâtralité que l’immense Molière avait comprise mieux que personne. Est-ce un miroir dans lequel les Français se regardent en permanence ? Est-ce un terrible exercice narcissique ?
Non. C’est d’abord un refus de l’enfermement. L’intellectuel français classique doit s’exposer, s’exprimer, parler. La société française est une société du verbe, donc de la séduction. Est-ce glorieux ? Pas toujours. Les échecs sont nombreux. On pense à Dom Juan. Mais comment ne pas avoir une infinie tendresse pour cette volonté, sans cesse, de s’affranchir des faits? En littérature, dans les arts, dans l’histoire, elle a, au fil des siècles, produit des miracles. Mais l’esprit français engendre aussi un redoutable déni des réalités.
L’esprit français, c’est prendre ses distances avec le réel. Parce que le réel n’est pas ce qui compte vraiment.
Justement. S’affranchir des réalités pour séduire, ou pour «plaire» comme l’écrit Molière, n’est ce pas un redoutable piège ?
L’esprit français, c’est prendre ses distances avec le réel. Parce que le réel n’est pas ce qui compte vraiment. Prenez Versailles: c’est un palais, c’est une réalité, c’est un roi, c’est le symbole de la monarchie absolue.
Mais Versailles, à l’époque de Molière, c’est la cour, c’est aussi une société artificielle, cachée derrière des masques et des paravents. L’esprit français est la clé pour comprendre à la fois la grandeur de la France, son charme fou, et ses difficultés reflétées aujourd’hui d’une certaine façon par la crise des «gilets jaunes».
Les «grandes écoles» qui forment l’élite du pays distillent une formation qui dénigre l’apprentissage, le goût de la réalité, les choses simples dans lesquelles se retrouvent les artisans, les paysans, les commerçants. Mon dictionnaire est amoureux.
Mon affection et ma tendresse pour le brillantissime esprit français sont infinies. Sauf que le coût de ce dernier est énorme. La société française paie un prix colossal, insupportable, à cette obsession du panache.
Votre dictionnaire n’est pas qu’une liste d’écrivains, de poètes ou de dramaturges. Il s’attarde sur des comportements comme les «applaudissements», sur des notions comme le fait d’être «besogneux», sur l’art de la conversation… Tout cela, ce formidable patrimoine culturel, n’est-il pas en train de se perdre, dissous dans la modernité et la mondialisation ?
Comment la recherche du plaisir pourrait-elle se perdre? Or «l’esprit français» est là: dans cette quête permanente du plaisir, si délicieuse car celui-ci ne doit pas être excessif. L’esprit français est un défi, car il conjugue plaisir et retenue. Un poème de Verlaine, tout en subtilité, n’est pas une symphonie de Beethoven.
Pensez aux mélodies de Debussy… L’esprit français n’est pas fracassant. La vulgarité est le pire des défauts. J’ai beaucoup pensé à l’écrivain Jean d’Ormesson en rédigeant ce dictionnaire. D’Ormesson était pour moi la quintessence de l’esprit français. Charme. Ironie. Second degré. Formidable érudition.
Or on ne devient pas Jean d’Ormesson comme ça! L’esprit français, c’est aussi cet affinage. Le bonheur se mérite. Il n’est jamais donné. Il n’est jamais simple. Il faut l’acquérir. A l’inverse, et cela peut être détestable, le fait de travailler simplement, d’être «besogneux» est affreux. Je l’écris dans le livre: «Quelle horrible épithète! L’adjectif se veut blessant. Un besogneux n’a pas d’allure. Il ne se préoccupe pas de plaire.
Il ne fait pas dans la légèreté. Il ne s’occupe que d’être utile. Mais quel avenir peut donc espérer ce malotru?» Le savoir-faire est méprisé en France et cela, ce n’est pas bien. On ne peut pas vouloir plaire et être besogneux.
L’esprit français, pourtant, se conjugue parfaitement avec les chiffres. Les mathématiques, la science sont respectés…
Un autre modèle de l’esprit français, pour moi, est l’encyclopédiste Georges Louis Buffon. Ce naturaliste du XVIIIe siècle, le fameux Siècle des lumières, a laissé derrière lui une œuvre gigantesque de naturaliste. Pourquoi reflète-t-il si bien cet esprit ? Parce qu’il classe. Il range les animaux, les fleurs, les choses en catégories.
C’est une autre obsession française : celle des étoiles, des hiérarchies dites ou non dites, des catégories. Le Guide Michelin, avec ses restaurants étoilés, est l’héritier spirituel de Buffon! La classification est partout: dans les lettres, dans les jardins, dans l’architecture.
C’est le paradoxe ultime de l’esprit français qui, parce que le bouchon est sans cesse poussé plus loin, aboutit à de terribles contradictions.
La France des «gilets jaunes» semble a priori bien éloignée de cet esprit français. Votre dictionnaire amoureux est-il celui d’une France révolue ?
Absolument pas. Regardez ce qui se passe dans les rues, sur les ronds-points, aux péages d’autoroute. Les Français continuent de vouloir un roi et de réclamer sa tête! C’est le paradoxe ultime de l’esprit français qui, parce que le bouchon est sans cesse poussé plus loin, aboutit à de terribles contradictions.
L’esprit français, c’est la cohabitation des contraires. Le peuple ne veut plus de la monarchie d’Etat, mais il réclame toujours l’apparat de l’Etat alors que celui-ci n’a plus d’argent. Vous me suivez ? C’est inouï!
L’esprit français d’aujourd’hui, c’est la désespérance d’un Michel Houellebecq, qui, au fil de ses romans, raconte une lente déchéance des élites ?
Je dirai que non. Houellebecq exprime l’humeur française du moment. Il reflète ce climat absolument morose qui s’est emparé de la France pour des raisons objectives liées aux difficultés économiques et sociales. Il témoigne avec talent du fossé entre le peuple et les élites, de cette absence de compréhension et d’empathie qui mine le climat politique.
Emmanuel Macron incarne évidemment à sa manière une partie de l’esprit français. Il a symbolisé ce panache, et les électeurs l’ont suivi. Jusqu’à ce qu’il cesse de plaire…