Christiane Taubira ; lettre ouverte sur l’affaire Mennel
23 févr. 2018La France reste une terre de passion et de générosité. C'est bien là qu'il faut vivre. Et d'abord, c'est votre pays. Ne vous le faites pas voler. Que c’est bon de lire un texte d’une personne qui, à l’inverse de bon nombre de pseudo «patriotes», maîtrise si bien la langue française.
Chère Mennel,
L'affaire dure. Je l'ai découverte tardivement, du fait de déplacements successifs hors de France. Je pourrais en rire et railler, voilà, dès que je m'éloigne, ce pays s'égare. Mais cette histoire ne donne guère envie de plaisanter.
D'abord l'essentiel: votre voix, imbibée d'émotion et de chaleur, est pleine de personnalité. Et cette interprétation que vous donnez d'Hallelujah est un enchantement. Leonard Cohen la chantait divinement dans ses récentes années. Jamais la spiritualité et la sensualité ne furent mêlées dans une voix et un corps d'homme avec autant de grâce et de puissance. Comme un vin de glace ou un rhum vieux qui aurait fait mine de s'être assoupi dans un fût de chêne ou de wapa d'Amazonie. Il chante, implore, exalte et sublime. Dance me to the end of love s'en approche, mais Hallelujah transcende tout, si merveilleusement. Et que vous, si jeune, rendiez un tel hommage à cet immense poète, si tendre, si triste, si raffiné et qui nous demeure si indispensable, donne envie de renouer avec un optimisme d'essence et d'existence.
Chaque fois que je vais au Canada je ramène un recueil de ses poèmes que j'achète en librairie à Montréal, Québec ou Ottawa; et comme je les ai déjà tous, je les offre. Vous l'avez probablement vu ou entendu chanter The Partisan. Cohen fait partie de mes grandes amours des années soixante-dix, du temps de mes études universitaires. Ce fut d'abord Suzanne, évidemment, puis le temps passant je l'ai poursuivi de concert en concert. Vous avez vu comme il tient son micro lorsqu'il interprète So long, Marianne, tout en joie et en mélancolie? Et ce solo de violon... Nous imaginons, vous et moi, ce que donnerait, en notes plus graves, un solo de oud ou un duo violon-oud.
Mais revenons à l'hystérie.
On vous reproche votre 'turban', disent-ils. Il vous sied délicieusement, sans rien dissimuler de votre beauté encore en éclosion. Ils vous reprochent de chanter en arabe... incultes, ils ne savent pas finir la phrase: en arabe la chanson d'un Juif magnifique. Quelle somptueuse audace, et quelle promesse pour notre monde!
On vous reproche des tweets passés. Vos références intellectuelles étaient loin d'être recommandables. Je ne me situe pas dans le champ moral, il est le moins fécond. Sur le plan philosophique d'une conception de la vie, du rapport à l'autre, de l'exigence envers soi-même, d'une vision de la socialité possible et souhaitable, ces deux références sont simplement indigentes et lamentables. Manifestement fourbes, parfois immondes. Ils ne sont pas les seuls. Le souci, c'est la fascination qu'ils parviennent à exercer sur de jeunes esprits, même brillants. C'est cela le seul sujet, pour nous autres adultes.
Vous vous êtes excusée et vous avez bien fait. N'en ayez surtout aucun regret, c'est votre hauteur. Et tant pis si les fâcheux eurent le dernier mot sur les pusillanimes et les commerciaux. Ce n'est qu'un avant-dernier mot. Le dernier, c'est vous qui l'aurez si vous décidez qu'il vous revient de tracer vous-même votre chemin de vie.
Les seules personnes que vous devez avoir à l'esprit sont les familles et les proches des victimes de l'attentat à Nice ainsi que celles du père Jacques Hamel. Il y a tout lieu de croire, pour ce que nous savons de sa bonté, que lui aurait su vous offrir une écoute et vous dire en quoi vous faites gravement erreur. Vos excuses sont la marque de votre dignité. Elles ne doivent pas vous exonérer d'une vigilance sur la sensibilité des autres, sur les plaies qui ne referment pas, sur ces cicatrices qui saignent et saigneront encore, selon les mots du poète Antara.
Le philosophe Emmanuel Levinas confiait que son père, s'adressant à ses fils, les adjurait de s'installer en France, c'est là qu'il faut aller vivre, dans ce pays où l'on est capable de se déchirer pour l'honneur d'un capitaine juif, le capitaine Dreyfus. Tant d'agressions antisémites, de défiance et d'injures à l'encontre des musulmans, d'actes et de propos racistes, de déchaînement xénophobe, de résurgence homophobe, d'arrogance sexiste, laisseraient accroire que ce temps est révolu, que l'intolérance règne sans partage. En attestent les victoires des pleutres à pseudonymes, aux doigts fébriles sur leurs claviers. Il n'en est rien. La France reste une terre de passion et de générosité, elle est une béance du monde d'où surgissent, toujours vives, des querelles et des fureurs qui n'ont jamais su dissoudre ses ardeurs fraternelles. C'est bien là qu'il faut vivre. Et d'abord, c'est votre pays. Ne vous le faites pas voler.
Billet également publié sur la page Facebook de Christiane Taubira
Affaire des publications de Mennel ; pourquoi ça me pose un problème - Le KaC
Depuis 2005 que je publie sur le net, on ne pourra pas dire que je sois un ardent défenseur des hoax de tout genre. Bien au contraire, je m'efforce de les démonter ce qui est, soyons franc, assez...